Secrets d'État
Om bogen
Secrets d'État est un roman de Tristan Bernard publié en 1908.
Extrait
| Les événements singuliers que je me propose de relater ici sont à la vérité trop graves et trop récents pour que je puisse donner des noms réels aux personnages de cette histoire, et au pays où elle s’est passée. Je dirai seulement que l’État dont il sera question ici – et que nous appellerons la principauté de Bergensland – se trouve dans l’Europe centrale ; sa capitale – nommons-la Schœnburg – est une ville très importante, dont la population dépasse de beaucoup le chiffre de deux cent mille habitants. Je donne ici un nombre très au-dessous du nombre réel, afin de ne pas fournir de trop claires indications.
Il est assez curieux que j’aie été amené à occuper dans cette ville une situation élevée, moi qui avais végété au quartier Latin en donnant des leçons de français à un seul élève, un jeune homme borné et paresseux, qu’une riche famille de snobs lançait de force dans le journalisme mondain.
Chaque mois, mon élève me remettait dix louis sur les trois cents francs que sa mère lui allouait pour ses leçons. Je lui libellais un reçu de trois cents francs qu’il montrait à sa famille. J’avais commencé, par un scrupule de conscience un peu hypocrite, par exiger qu’il vînt chez moi trois ou quatre fois par semaine. Les premiers jours, j’avais essayé consciencieusement de lui donner une leçon, mais, devant son air rébarbatif, je pris le parti de lui lire à haute voix de bons auteurs, de façon à perfectionner son style.
Je feignais de ne pas voir qu’il dormait, et je lisais pour moi, ce qui était assez agréable. Ainsi, je touchais une faible somme qui m’aidait à vivre, je me perfectionnais dans l’étude de nos classiques, et mon élève, tout en augmentant sa pension de cent francs, se reposait de ses nuits de fatigues. Jamais trois cents francs ne furent mieux employés.
Cependant j’aurais bien voulu trouver un autre emploi pour m’assurer une existence moins étroite. J’avais toujours avec moi quelque compagne à qui j’étais attaché par la faiblesse de l’habitude. Cent francs par mois, ce n’est pas lourd pour un garçon de vingt-six ans qui aime les femmes, et qui ne veut pas trop être aimé d’elles...|