Bécon les Bruyères
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Extrait
Chapitre 1
|Le billet de chemin de fer que l’on prend pour aller à Bécon-les-Bruyères est semblable à celui que l’on prend pour se rendre dans n’importe quelle ville. Il est de ce format adopté une fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce même « R » rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations sont au verso. Il fait songer aux gouverneurs qui ont la puissance de donner à un papier la valeur qu’ils désirent, simplement en faisant imprimer un chiffre, et, par enchaînement, aux formalités administratives qui ne diffèrent pas quand il s’agit de percevoir un franc ou un million.
Il n’est que le ticket de papier ordinaire, d’un format inhabituel, que remet le contrôleur au voyageur sans billet après l’avoir validé d’une signature aussi inutile que celle d’un prospectus, qui paraisse assorti au voyage de Bécon-les-Bruyères.
De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères. Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en 1891, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de football dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres, et les baraques de planches qui n’avaient pas encore les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant aujourd’hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien qu’ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites. Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal, comme le boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux. Les témoins de son passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle avec froideur, dans une gare semblable aux autres gares. Au hasard d’une promenade ils retrouveraient pourtant quelques bruyères, désormais aussi peu nombreuses pour donner un nom à une cité que le bouquet de lilas d’une étrangère à une closerie. Des maisons de quatre à huit étages recouvrent les champs où elles fleurirent. Comme construites sur des jardins, sur des emplacements historiques, sur des terrains qui, au moment où l’on creusa les fondations, révélèrent des pièces de monnaie, des ossements et des statuettes, elles portent sur leur façade cette expression des hommes qui ont fait souffrir d’autres hommes et dont la situation repose sur le renoncement de leurs amis. Leur immobilité est plus grande. Les habitants aux fenêtres, la fumée s’échappant des cheminées, les rideaux volant au-dehors ne les animent point. Elles pèsent de tout leur poids sur les bruyères comme les monuments funéraires sur la chair sans défense des morts. Et si, pour une raison d’alignement, l’un de ces immeubles était démoli et que de nouvelles bruyères poussassent à cet endroit, il semblerait à l’étranger que ce fussent elles, et non celles qui ne sont plus, qui incitèrent les Béconnais, au temps où la poste et les papiers à en-tête n’existaient pas, à embellir leur village d’un nom de fleur, cela dans le seul but de plaire puisque l’autre Bécon de France est trop loin pour être confondu avec celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que les bruyères naissent ici comme le houblon dans le Nord ou les oliviers sur les côtes de la Méditerranée, que c’est la densité du sol qui ait déterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasard d’une floraison...|